"Un jour, la rumeur s'est répandue qu'on entendait le chant d'une femme sur l'îlot-cimetière. L'endroit suscitait régulièrement ce genre d'histoires..."
Dans ces six nouvelles, la légende est comme un recours face à l'étrangeté parfois monstrueuse du monde. Ainsi les sanctuaires des forêts sacrées vibrent des danses et des invocations des prêtresses kaminchu, simples paysannes frappées du don de double vue. L'enfant rêveur voit sans effroi ce que les autres ignorent, car les âmes des disparus n'apparaissent qu'aux coeurs simples. Et les esprits qui circulent autour de nous deviennent très loquaces dès qu'un vivant les distingue. L'univers de Medoruma Shun tient son pouvoir d'envoûtement de la synthèse lumineuse entre son enfance dans le très singulier Japon d'Okinawa et un fonds de traditions et de croyances toujours vivaces.
Kôtarô est un père de famille sans histoire, pêcheur dans un petit port de l’île d’Okinawa, au sud de l’archipel du Japon. Un jour funeste, il sombre dans un mystérieux coma. Son âme s’échappe alors de son corps, descend sur la plage et reste là, à contempler la mer. Une vieille grand-mère du village la rejoint chaque soir, s’assoit à ses côtés sur le sable et la supplie de réintégrer le corps de Kôtarô, car ses deux jeunes enfants attendent qu’il se réveille. Mais l’âme de Kôtarô préfère contempler la mer. Ailleurs, dans un autre village, l’âme d’une petite fille morte trente ans plus tôt va chaque fin d’après-midi s’asseoir sous les saules au bord de la rivière, pour regarder les enfants qui jouent. Elle regrette tellement de n’avoir pas eu le temps de fréquenter l’école…
Plusieurs émouvants fantômes peuplent ainsi ce beau recueil de nouvelles, signées de Medoruma Shun, qu’on se gardera pourtant de ranger dans la catégorie des auteurs de littérature fantastique. En effet, comme souvent chez les écrivains japonais l’irrationnel côtoie naturellement la réalité. Ici, les âmes qui se promènent à la nuit tombée font partie de la vie des villageois et ne constituent d’ailleurs pas le sujet principal des nouvelles. Ce sont surtout ses souvenirs d’enfance que nous raconte Shun. Le personnage principal de la plupart de ses courts textes est un petit garçon qui découvre jour à près jour à la fois son propre corps, les secrets de sa famille, la violence ou l’injustice du monde. Avec pudeur et beaucoup de justesse, Shun décrit par exemple le trouble que ressent ce petit garçon pour un camarade de classe, très gentil et timide, un peu différent des autres. En toile de fond se profile Okinawa, que l’on découvre à travers la description de petits paysans qui ont survécu tant bien que mal aux horreurs de la guerre et aux bombardements. Cet encrage géographique est un des points importants du travail de Shun. Il a lui-même grandi à Okinawa et dans ses textes transparaît le climat subtropical, les étés à la chaleur étouffante qui caractérisent cette île. Insensiblement, il rappelle par petites touches l’histoire particulière de ce lieu stratégique qui, après la guerre, a continué a être administré par les Américains, avant d’être finalement rétrocédé au Japon en 1972. Medoruma Shun ne nous fait pas un cours d’histoire, mais d’une nouvelle à l’autre il se souvient des routes que les Américains construisent, des jeeps qui débarquent dans des petits villages et sèment la panique. Il se souvient des combats de boxes clandestins que les GI organisent dans des arrière-cours minables, et raconte l’étonnement des petits garçons du village qui viennent les observer en cachette. Une sourde mélancolie baigne ce recueil à l’évocation de ce temps passé, ces petites gens qui menaient une vie tranquille sur Okinawa, et dont l’existence a soudain été bouleversée par la guerre, les bombardements et toute une modernité qu’ils n’avaient pas choisie. Aujourd’hui, le village a bien changé et personne ne songerait plus à aller pêcher au bord de la rivière : elle est bien trop polluée.